Enquête

Le smartphone a sonné un peu après minuit. J’ai regardé l’heure avant de décrocher. J’ai dû grogner un truc, avant que Clay me balance l’info :
– Homicide dans le onzième arrondissement.
Là, j’ai dû encore grogner un truc. Il s’est douté que j’avais bu le soir, un peu trop pour être frais, aussi il a ajouté :
– Mange quelque chose.
Puis il a raccroché. Il est comme ça Clay, il évite les mots inutiles.
Je me suis levé, j’ai enfilé mes fringues de la veille, puant encore la clope, puis direction le frigo, pour attraper n’importe quoi de solide. Pas le temps de passer par la salle de bain, lors d’homicide, la scène de crime se dégrade de manière exponentielle avec le temps qui passe. Il faut être rapide, figer le maximum d’éléments, pour constituer une scène de crime virtuelle que l’on pourra revisiter au besoin.
Un morceau de fromage… La loose.
J’attrape mon arme de service, ma veste, puis j’emprunte l’escalier de l’immeuble, histoire de réveiller mon corps, d’en extirper les décilitres de sang qui lui pourrissent le sang.
J’arrive près de la voiture, la portière s’entrouvre. De suite, elle me salue de sa voix synthétique.
Je pose mon smartphone sur son support, au milieu du tableau de bord. Les coordonnées du « rendez-vous » sont envoyées dans le GPS. Le cerveau commande le déverrouillage des freins et les moteurs électriques disposés dans chaque roue se déclenchent. Tandis que je termine le morceau de fromage, la voiture rejoint les voies sur berge. Je me penche et attrape une bouteille d’eau oubliée là un jour… J’avale une profonde gorgée au moment où nous prenons droit vers Bastille, puis République.
Je me passe les mains dans les cheveux, histoire de me redonner forme humaine, puis je teste mon haleine. Ok, se tenir à distance…
A peine arrivé, les gyrophares indiquent la ruelle dans laquelle le corps a été retrouvé.
La voiture se gare, j’attrape mon smartphone et descends du véhicule, sans écouter les recommandations de la voix synthétique, qui y va toujours de ces bons conseils pour m’améliorer la vie.
À l’entrée de la ruelle, le cordon virtuel est érigé par des drones de police, des robots commandés par le centrale, grands comme des poubelles de la ville. Le faisceau jaune qui les relie les uns aux autres affiche l’interdiction de franchir la zone.
Je tends mon smartphone, les drones m’identifient. Je franchis le cordon et retrouve l’équipe de scientifiques qui oeuvrent déjà. Clay m’accueille avec son habituel regard froid.
– T’en as mis du temps, qu’il me lance, aimable.
– On a quoi ?
– Gamine de treize ans, rouée de coups. Plusieurs marques de lacérations, quelques coups de couteaux, c’est un peu tôt pour le dire, mais ça ressemble à un jeu macabre.
– Torture ?
– Torture ouais.
Pas besoin que Clay n’en dise plus, ce genre de cas n’est jamais isolé. Il s’agit du premier d’une longue liste, qui ne prendra fin que lorsque nous en arrêterons l’auteur.
J’approche du corps. Il a été placé derrière une poubelle, contre un mur en pierre de Paris. Sur le sol, que des détritus. Ils seront analysés. Tout comme la poubelle qui a été déplacée. Sur le mur comme sur le sol, aucune trace de sang. Elle était déjà morte quand le tueur l’a déposé là. Elle porte des vêtements déchirés, trop grand pour elle. Sans doute qu’ils ne lui appartiennent pas. Ce détail impose déjà un doute, celui d’une seconde victime. Là, je marque une pause : j’analyse toujours ainsi une scène de crime, je pars de l’extérieur pour en arriver au corps. C’est une technique d’enquête comme une autre, c’est aussi une manière de me protéger. Parce qu’à force d’observer des cadavres, une partie de nous meurt un peu. L’histoire du regard dans l’abîme…
Je me trouve vers Clay :
– L’identification est sûre.
– Elle est dans le fichier Native.
Le fichier qui recense le génome de tous les citoyens nés depuis 2033.
Clay reprend :
– J’ai bloqué la notification automatique.
Il déteste que les trônes se chargent d’informer les familles. Pour lui, ce genre de nouvelle ne devrait être apporté que par un être humain, capable d’empathie, d’émotion. Son point de vue se défend. Mais il nous oblige à faire le sale boulot. Ce qui nous oblige à avoir une sacrée paire de c…
– Gyn Daly. Un nom de chanteuse virtuelle. Domiciliée chez ses parents, à Levallois.
Un des scientifiques qui observait le corps depuis deux minutes, relève la tête et nous interpelle :
– Vous ne trouvez pas qu’elle fait plus vieille ?
– Comment ça ? demande Clay.
– Treize ans… D’après son morpho-développement, je lui donnerai plus… Quinze. Peut-être seize.
Clay hésite. Je le comprends, la remarque m’intrigue. En même temps, ce n’est pas ce qui nous préoccupe pour le moment.
– Y a eu des sévices doc ? dis-je.
– Oui, commence-t-il. Je vais vous envoyer tout ça directement sur vos phones, mais pour résumer, elle a dû être séquestrée pendant plusieurs jours. Des lésions avaient commencé à cicatriser…
– Un nouveau serial, lâche Clay.
Bon, je retourne observer le corps quand Clay m’interrompt.
– Allons prévenir la famille avant que les balances s’en mêlent.
Les « balances », ces drones journaleux qui via leur intelligence artificielle, publient des dépêches en une fraction de seconde.
– OK, dis-je, ça me permettra de prendre un peu l’air.
Via mon smartphone, j’ordonne à ma voiture de rentrer, puis je monte dans celle de Clay. Pour mieux discuter, tandis que le pilote automatique conduit, nous tournons nos fauteuils l’un vers l’autre.
– Va falloir dégager vite un profil : ce mec va récidiver.
Clay a raison.
– On croisera les métadonnées, comme d’hab.
L’analyse automatique des algo policiers nous permet de connaitre le positionnement et les déplacements des individus minute par minute, grâce aux réseaux data, aux connexions sans fil voire aux posts sur le net.
– On aborde ça comme d’hab avec les parents, polis, à l’écoute, patients.
– Ok.
– Et Vic…
– Ouais ?
– Ne leur parle pas. Tu pourrais les tuer.
La voiture se gare et nous descendons rapidement. Le pavillon de banlieue est petit, avec un jardin ridicule. Il est adossé à un immeuble qui doit le garder dans l’ombre la plupart du temps.
Clay s’approche et sonne.
Une femme ouvre la porte. La quarantaine, un peu refaite, mais avec discrétion. Un tailleur de couturier, des chaussures de marque, c’est une bourgeoise qui a du goût. Ce genre de famille travaille tard, se couche plus tard encore, ce qui explique qu’elle porte encore ses vêtements de travail.
– Police madame, commence Clay.
– La police ? Attendez, chéri, la police est à la porte.
Un homme en costume connecté vient se placer à côté de la femme. Les cheveux synthétiques au vent, le visage encore luisant de crème hydratante, il se tient raide, ce qui laisse deviner qu’il s’entretient.
– Madame, monsieur, c’est une terrible nouvelle, nous avons retrouvé votre fille…
– Notre fille ? commence le père.
– Gyn, Gyn Daly. Elle est…
– Gyn ? s’écrie la mère en se retournant. Qu’est-ce que tu as encore fait ? Gyn ?
Une voix lui répond de l’intérieur. Puis nous entendons les pas sur le sol. Des chaussures à semelles dures, qui claquent sur le carrelage. Et entre son père et sa mère apparait Gyn.
Le même visage que celui sur le sol.
Le même corps que la victime.
Clay en reste muet. Tout comme moi.
Et ce n’était que le début des surprises : nous allions nous en rendre compte en apprenant que c’était bien Gyn qui était morte dans la ruelle, mais une Gyn plus vieille de deux ans…

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