– Grand père Castord, raconte moi une histoire !
– T’a rien à foutre non ? Va-t’en aux champs ramasser les bett’raves. On doit les distiller fissa pour remonter mon taux d’alcool !
– Okayyy grand père Castord…
Je quittais donc le vieux et son litron pour m’en aller déterrer les betteraves, ces légumes ou fruits, je ne sais pas, violet, moches, et bien accroché à la terre glaiseuse de l’île de France. Tout en ramassant, je sifflotais la chanson : la culture de la betterave, la puissance du port du havre, de Jacques Brel.
Il me fallut plus de deux heures pour extraire dix kilos, soit l’équivalent de vingt mètre carré, soit l’équivalent d’une bouteille et demie. Lorsque je revins me désaltérer, grand père ronflait sur son canapé, fait comme un Polonais.
– Grand père, soufflais-je, que t’arrive-t-il…
Cette question était légitime : depuis quelques mois, il avait découvert un nouveau projet qui lui avait détruit le moral : lui, l’expert en conte, le roi de la narration, le spécialiste des métaphores double loops piqués, s’était ringardisé derrière le projet Raconterlavie. Car Raconterlavie affirmait que tout le monde pouvait être grand père Castord. Raconterlavie permettait à tout un chacun de raconter sa vie. Raconterlavie promettait même de ne rien corriger des fautes d’expressions, des oralisations et autres champs lexicaux un poil douteux.
En un mot, Raconterlavie donnait la parole à tous les grouillots.
L’enfer sur terre, pour papi.
Et pourtant, Raconterlavie partait d’une idée plutôt sympathique : un vieil historien un peu sénile a remarqué que nos dirigeants ne nous connaissaient plus, et ne nous entendaient pas. Pas si sénile que ça donc. Du coup, pour leur montrer qui on est, il a demandé à tout le monde de raconter sa vie. Du plus insignifiant petit vieux : « de mon temps c’était quand même avant parce que nous, on avait tous un pelage blanc… » au plus petit enfant : « Ba moa, jeu mangeuh mes cottes de né ! », en passant par les femmes : « le gratin aux tomates c’est vraiment quelque chose, mais avec le repassage, je sais pas si j’aurai le temps de le faire à mon homme ce soir… », ou plus rustre des cons : « si je la frappe ? Mais comment putain, elle m’a pas fait son gratin aux tomates ! ». Une somme de témoignages aussi improbables que discutables. Du coup, entre le site :
et les petits bouquins, qui racontent la vie :
– d’une vieille et de ces chats,
– d’un étudiant boutonneux,
– d’un livreur,
– d’un ouvrier,
J’ai choisi de lire en douce le livreur et l’ouvrier.
Et là, surprise : ces petits fascicules hors de prix sont d’un intérêt démentiel. Je me suis passionné pour ces histoires de livraison, j’ai surkiffé le cas de ce cariste qui vogue de boulot de merde en boulot de merde. J’ai partagé leurs joies, leurs peines, leurs pénibilités, leurs visions, leurs déceptions, leurs questionnements, et, du coup, j’ai relayé grand père aux gens bons pour la casse. Parce que, faut bien le dire, c’est conte à la mord moi le zob, je commençais à m’en tamponner le coquillart.
Il s’en est rendu compte. Il n’est pas né d’hier. Il a bien senti que ces trucs de forêts, d’animaux qui se fêtent les uns les autres ne m’intéressaient plus. Il me l’a même demandé : « Wooo, tu t’en branles du raton laveur ou quoi ? ». Je n’avais pas osé répondre « un peu ». Je m’était contenté de soupirer. De lui sourire, gêné. comme pour lui faire comprendre que je cherchais à lui faire plaisir, en m’oubliant un peu (comme il se faisait plaisir dans mamie, en l’oubliant un peu).
Grand père, c’est pas ta faute si tu vieillis, si ce que tu dis ne me touches plus, c’est le temps qui t’a rendu inutile. Ne le prends pas mal. Réjouis toi même : il t’en reste peu…
Laissant ces pensées, je le recouvre avec ces couvertures qui sentent l’ammoniaque séché, puis, j’attrape le livret traitant de l’étudiant. Je me suis toujours demandé comment me débarrasser de mes boutons. Peut-être y aura-t-il un ou deux conseils dedans.
Qui sait.
Et la présentation du projet :