Sans titre – Lilian Peschet

« Comme si t’avais en toi un combat séculaire entre des idéaux dépassés et des idées novatrices »
Michael Roch
 

— L’idée, c’est de dissocier votre Moi pour en faire des sortes d’éclat, vous comprenez ?
— Non.
— C’est pourtant pas compliqué : avec ce casque, vous allez vous retrouver dans un espace virtuel, où chaque personne qui sera présente sera un morceau de vous.
— Un morceau de moi ?
— Votre jeunesse, votre colère, votre ambition, etc
— Okayyyy.
— La fragmentation et l’incarnation ne servent qu’à faciliter la thérapie. En extrayant ce qui pose problème, vous pourrez plus facilement vous concentrer sur ce qui ne va pas. Dans votre cas, vous avez déclaré avoir un problème de…
— Je connais mon problème.
— Voilà. Vous êtes prêt ?
— Je crois.
— Asseyez-vous.
Je prends position sur le fauteuil, qui n’est pas sans rappeler celui d’un vieux film de mon enfant, Total Recall.
— Posez le casque sur votre crâne maintenant. Voilà. Bonne thérapie 2.0 !
Elle semble croire à son discours de bonimenteur…

 

Flash !
Etouffement.
Réveil.

 

Un bar irlandais. Déco typique, musique folklorique, foule hystérique. C’est l’heure de pointe. Le serveur court derrière son comptoir et remplit les bières à la tireuse. Il ne fait pas personne. Il se contente de sourire aux clients. D’un sourire serviable, satisfait. Comme s’il était heureux de servir.
Une vingtaine de personnes face à lui se bouscule pour passer commande.
Ils ont tous la même calvitie, la même barbe d’un mois, le même visage, les mêmes lunettes, la même envie de boire.
Ils sont identiques.
Mais différents.
Dans leurs détails.
Dans leurs expressions.
Dans leurs intentions.
L’un d’eux balance des blagues comme un désespéré. Sa volonté de faire rire fait écho à son vide intérieur.
Un autre pousse les corps avec violence, les poings serrés, mais sans frapper. Il ne cherche pas la bagarre. Il attend les coups. Il cherche à expier.
Un autre est tout contre le bar. Il engloutit les pintes, cul sec, et tend son verre pour une autre tourné. Il ne boit pas. Il ne boit plus. Il se défonce.
Ils sont différents.
Mais identiques.
Dans leur posture.
Dans leur souffrance.
Dans leur désespérance.
Le barman s’approche et pose un verre de lait à ma droite.
— Pouvez m’aider ?
C’est un enfant. Un reste d’enfant. Une jambe. Le tronc à moitié dévoré. Les bras amputés. Le visage grignoté.
J’attrape le verre et le porte à sa bouche. Il se désaltère et me sourit. Un sourire franc. Chaleureux. Innocent. Enfantin.
— T’es ce qui reste, dis-je.
— Et bientôt je ne serai plus.
Le barman se rapproche et dépose un bol de soupe à ma gauche.
— Filez moi un sopalin.
C’est un vieux. Un début de vieux. Une jambe. Le tronc à moitié généré. Les bras tout juste fripés. Le visage ridé.
Je lui tends le morceau de papier. Il grommelle et se met à avaler sa soupe, sans merci. Sans plaisir. Sans envie.
— Ce que je serai, dis-je.
Il ne répond pas. Il ne m’entend pas. Perdu dans ses mondes intérieurs, il s’est enfermé pour se concentrer. Pour survivre encore un peu. Même si le cœur n’y est plus.
Ils sont différents.
Si différents.
Comment peuvent-ils cohabiter en moi ?
Comment puis-je être ces deux là ?
Je ne le peux pas. Le premier se détruit et le second se construit. C’est un processus. Une évolution. Inéluctable.
Mais entre les deux, qu’est-ce que je suis au juste ?
— Encore un peu s’il te plait.
Je tends à nouveau le verre de lait. L’enfant le boit jusqu’au bout. Puis il se tourne et me demande :
— Pourquoi tu me fais ça ?
— Ça quoi ?
— Me détruire.
— Je ne fais rien.
— Mais si : personne t’as demandé de m’oublier. Tu es pas obligé.
— Mais c’est ça devenir adulte.
— Qui l’a dit ?
— Je ne sais pas… C’est comme ça.
— C’est pas comme ça que je veux être.
— J’imagine.
De l’autre côté, le vieux mange sa soupe. Ses gestes sont lents. Démotivés. Il engloutit plus qu’il ne mange. Il se force.
— Pourquoi êtes-vous comme ça ? demandé-je.
— Comment ça ?
— Détruit.
— Je n’ai rien fait.
— Personne n’en arrive là sans rien faire.
— C’est ça vieillir.
— Ce n’est pas obligatoire, on peut très bien vieillir heureux.
— Je ne pense pas.
— Vous n’êtes pas ce que je veux devenir.
— Si tu le dis.
Je les considère. Ils représentent ma ligne temporelle. Et l’impossible conciliation de ce qui a été et de ce qui sera.
Est-elle vraiment impossible cette conciliation ?
Peut-on vieillir et conserver l’enfant ?
Sans sombrer dans le jeunisme.
Peut on murir sans devenir vieux ?
Sans sombrer dans la sénilité ?

 

Flash !
Etouffement.
Réveil.

 

— Alors la thérapie a-t-elle été bonne ?
Je suis encore entre deux mondes.
— Vous pouvez vous rendre à l’accueil pour régler.
Là, j’atterris tout à fait.
— Je… C’est tout ?
— Mais oui, vos problèmes sont résolus.
— Comment ça ? Je n’ai posé que des questions. Je n’ai rien résolu.
— Monsieur, vos problèmes viennent de votre incapacité à lier votre jeune Moi avec votre vieux Moi. Cette évolution que vous vous imposez vous détruit. Réconciliez-les et vous serez heureux.
— Réconcilier ? Le jeune Moi et le vieux Moi.
Le jeune en moi.
Et le vieux en moi.
Différents.
Et identiques.

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