Ces derniers temps, je me suis posé la question suivante : « A quel moment sait-on qu’on doit abandonner un projet ? »
Personnellement je ne sais pas. Et pour le prouver, je vais me transformer en père Castor et te raconter une petite histoire, celle d’un manuscrit, de mon pire manuscrit, un projet maudit, qui m’a tellement envahi que je ne pouvais plus rien faire d’autre.
J’aurai aimé pouvoir passer à autre chose, pondre de nouveaux trucs et y revenir ensuite, mais certains projets ont cette capacité à rester ancré en soi, à tout bloquer, à tourner, tourner et tourner encore, qu’on a l’impression qu’on ne s’en sortira jamais. Pire, ils nous donnent l’impression que rien d’autre existe. Qu’il faut d’abord le finir avant d’aller de l’avant.
Etrange sensation que d’être prisonnier de son propre boulot.
Et pourtant, c’est un peu de cela dont il s’agit.
Venons-en à l’histoire maintenant.
C’était il y a fort fort longtemps, dans un pays fort fort lointain. En 2017, en banlieue parisienne quoi. Je venais de finir la Brigade des loups et les journalistes d’actuSF c’étaient penché sur mon cas. Petit rendez-vous virtuel, échanges de politesses et au détour d’un match de ping pong de questions réponses, tombe la fameuse question :
« Et les projets sur lesquels tu travailles ?
— Une nouvelle série, Empenn, titre provisoire, très casse-gueule, de 4 épisodes (ou 5 si je m’étale beaucoup), où il sera question de biotechnologies, de mort, d’enquêtes et… un truc là… »
ici -> https://www.actusf.com/detail-d-un-article/Interview-Lilian-Peschet-pour-La
Je suis jeune, plein de confiance, je pense bosser un an et cartonner sur les étales. Plan en main, j’avais commencé à écrire quelques mois avant cette annonce. Au moment où ces lignes paraissent, tout semble bien s’emboiter : je sors d’un projet remarqué, j’en ai un autre qui sort (Mon donjon Mon dragon) et je pressens que ce futur bouquin sera celui qui me fera connaitre. Un an passe. Je martèle le clavier autant que je peux. Jusqu’à arriver au bout.
Je me retrouve au final avec un livre qui se déroule sur 3 périodes, qui retrace des vies, des choix et leurs conséquences. Deux générations de personnages principaux, de très/trop nombreux personnages secondaires, des morts, des nouveaux, des destins qui se croisent, se percutent et surtout, aucun méchant. Parce qu’au fond dans la vie, rien n’est tou blanc ou tout noir. La fin me satisfait, tout se tient à peu près, ça y est, je l’ai mon best seller. Je l’ai ce bouquin qui me fera entrer dans les hautes sphères de la SF.
Je passe donc à l’étape suivante, encore plus confiant.
Nous sommes en 2018, j’entame les corrections, les relectures, le projet évolue, se renforce, mais la complexité à le résumer, à le présenter, et un peu ma trop jeune expérience pour monter un tel truc jouent en ma défaveur. Fin 2019, je le présente à plusieurs éditeurs.
Visages gênés, perplexes, parfois des mails : « Redites moi ce que raconte votre livre », « Ça manque un peu de maitrise » et des potes auteurs qui le lisent et m’invitent à le corriger encore, avec politesse. Mais dans leurs yeux, je sens que quelque chose ne va pas. Et ce quelque chose, je l’avais pressenti.
Pour rappel, chez moi, plus c’est court, plus c’est bon 🙂 Comprendre par là que j’ai longtemps bossé sur des nouvelles et que le passage au roman n’est pas toujours évident. Alors un roman fleuve de ce type, c’était comme je l’avais deviné : « très casse-gueule ». Et je me suis un peu cassé la gueule.
Reprise du travail, Début 2020 passe sur une nouvelle salve de corrections. Les parties sont remaniées, les personnages recentrés, des passages entiers surgissent tandis que d’autres disparaissent. Le manuscrit poursuit son évolution, il passe d’une enfance un peu chaotique à une adolescence rebelle. Des personnages refusent d’aller où je les conduis, d’autres me fuient, d’autres encore s’avancent sur la scène pour prendre une place beaucoup plus importante que prévu. Moi, au milieu de cette tempête, je ne suis plus le maitre d’orchestre. Je finis par devenir spectateur. Mon monstre ne m’appartient plus, il semble animer d’une vie propre, qui se moque de mes intentions originelles.
Toute mon énergie y passe. Tout mon esprit. Tout mon imaginaire. La machine à inventer s’enraye, se bloque. Mais je suis têtu, je ne veux pas abandonner ce manuscrit, cette histoire, ces personnages, etc. J’ai tellement ingérer ce projet, digérer, travailler, retravaille, que je l’ai chevillé dans les entrailles, je n’arrive plus à décrocher. Je sens que ça commence à tourner mal. J’essaie de prendre du recul, des vacances de ce projet. Je tente quelques textes, en me forçant, mais rien de bon ne vient. Des bribes d’histoire incomplète, des tessons d’imaginaire, des bris de songes.
Il m’est impossible de travailler sur autre chose et il m’est impossible d’abandonner.
L’unique porte de sortie me semble être d’en finir.
Mais le roman est trop gros pour moi, trop imposant, je ne maitrise plus son background, je ne vois plus sa trajectoire, ses trames, je suis totalement dépasser. Tantôt noyé dans les détails, tantôt perdu dans ses intentions, je n’y arrive plus. Doutes, remise en cause, perte de confiance, un test de déprime, le projet qui aurait dû me sauver est en train de me couler.
À cet instant, j’aurai pu tenter une pause, totale, mais je ne suis pas fait de ce bois-là. Je sens qu’il faut en finir. Que sans ça, il me hantera. Avec le recul, c’était un peu débile de ressentir cela, mais choisit-on vraiment les sentiments qui nous traversent ?
Le roman me dévore, me hante, me perd. Je dois en reprendre les rennes. Je tente une nouvelle approche, une nouvelle stratégie : le briser. Je l’explose.
Je découpe la partie médiane, celle se passant dans un avenir cyberpunk léger, et je la pose sur mon atelier virtuel. Ok, elle saigne, il lui manque plein d’organes, mais elle vit. Stratégiquement, elle est la plus facile à vendre de tout le projet, la plus simple à résumer, à mettre en scène. Un éditeur pourrait s’y intéresser. Elle contient de l’action, des rebondissements un peu, une galerie de perso vraiment sympa, ça peut matcher. J’en suis convaincu ! Cette fois, c’est la bonne ! Mais ce n’est qu’une sous partie. Un tiers de roman à tout casser. Il faut retravailler cette partie, la faire grossir, pour en faire un vrai roman.
Focus !
Travail de plan, réécriture du fond, remise en place des éléments et intégration plus légère de la trame principale.
Fin 2020, cette partie repart en proposition chez les éditeurs. L’un d’eux sera convaincu. Le roman s’intitule pour le moment « Myala ».
De là, nouvelle question. Faut-il s’arrêter là ou tenter de reprendre le reste ? Le cadavre encore chaud du reste du manuscrit m’appelle comme dans un livre de Stephen King.
Je sens que la stratégie fonctionne, que le projet peut ressusciter, que je vais pouvoir le sortir de moi et foncer vers d’autres univers. La confiance revient. Je reprends les restes de mon manuscrit originel. J’attrape sa première partie. J’en fais un nouveau roman, je le corrige, le réécris, avec la même optique. Cela donnera « Coureurs d’Ombre ». Un roman que je m’empresse de soumettre mi 2021.
Le vent tourne. L’espoir renait. Je recommence à bosser sur d’autres projets (un podcast dans le même univers, une nouvelle pour marmite et micro-ondes). Malgré la pandémie mondiale, l’instant est euphorique : la créa coule à nouveaux dans mes veines, des idées me viennent, les tessons abandonnés sur la plage de mon imaginaire reflètent les rayons de ce soleil levant.
Puis les retours tombent : Coureurs d’Ombre ne convainc pas. De nouveaux des doutes. Je décide de le laisser là, je peaufine les derniers retours de Myala avec l’éditeur, je commence Myla 2, je tente de rester dans une dynamique positive.
Et nous voilà, aujourd’hui. À ce questionnement, à cet article. Est-ce que j’aurai dû abandonner plus tôt ? Est-ce que j’aurai pu abandonner plus tôt ? Parce qu’on parle de 6 ans d’écriture à la louche, d’autant d’année à m’acharner et à m’épuiser dessus, à ne rien faire d’autre.
Est-ce qu’à un moment un signal d’alarme s’est déclenché durant les phases de découragements ou désespoir ? Bin non. Il en aurait peut-être fallu un : j’imagine que ça arrive à d’autres, de bloquer sur un projet créa, de ne plus pouvoir s’en sortir, d’en être prisonnier. Autour de moi, pas tellement, mais doit bien y en avoir un ou deux, au fond de la classe…
Est-ce qu’à un moment je me suis résigné à lâcher l’affaire ? Non plus. Mais honnêtement, j’aurai préféré sortir un livre tous les ans et ne pas perdre les lecteurs aussi longtemps. Ne pas produire, c’est disparaître un peu. Tenter de revenir, c’est comme tout recommencer un peu aussi. C’est rigolo, mais c’est épuisant.
Au final, j’ignore qu’elle force m’a poussé à poursuivre « quoi qu’il en coûte ». C’est comme si ce projet avait pris vie en moi et n’avait jamais voulu me lâcher. J’étais son véhicule, c’est tout. Ça pourrait faire un livre de Stephen King ça aussi 🙂
Fin 2021, l’heure du bilan provisoire. Le projet a bien grossi (plus que moi pendant le confinement, c’est dire !). Je vois quoi faire avec Coureurs d’Ombre 2, Myala 2 et Myala 3, qui sera vraisemblablement la partie finale du premier roman. D’un unique roman découpé par période, je me retrouve avec plusieurs romans uniques. 5 au total. L’univers existe. Il prend forme.
Reste beaucoup d’incertitudes : Myala 1 va-t-il amorcer la pompe pour les autres ? Coureurs d’Ombre saura-t-il trouver un éditeur ? Aucune idée.
En tant qu’auteur, qu’est-ce que m’a appris cette expérience ? Se mettre en danger quand on bosse, c’est fondamentale. C’est l’unique manière de progresser. Mais il faut savoir se fixer des objectifs réalistes.
Savoir lâcher prise sur un projet, c’est pas mal non plus. Mais je sais pas faire.
Voilà, j’ai ouvert ce article en me posant la question de « quand arrêter un projet ? » et après ce petit retour d’expérience, un peu bordélique, un peu trop long sans doute, mais sincère, la question posée a évolué. Elle n’est pas tant quand arrêter que qu’est-ce qui nous lie à ce projet. Quel lien s’établit entre une oeuvre et son créateur ? Un lien fusionnel ? charnel ? irrationnel ? ou contraire posé ? rationnel ? calculé ? Vous avez 4 heures.