République

J’ai vu ça : http://videos.leparisien.fr/video/evacuation-musclee-de-nuit-debout-place-de-la-republique-a-paris-29-04-2016-x47o7k2

Et ça m’a inspiré le texte qui suit. Qui est ce qu’il est.
Personnellement, j’ai du mal à comprendre comment on peut en arriver à ne plus s’écouter à ce point, comment des représentants de la nation peuvent autant faire la sourde oreille, voire mépriser, une partie de la population qui souhaitent construire un monde meilleur.
Je suis vieux. J’ai perdu cette force mobilisatrice, cette croyance en un avenir meilleur, car chaque émission politique, chaque intervenant économique, chaque constatation dans mon quotidien use un peu plus mes espérances. Je ne rêve plus d’un monde meilleur. Je l’imagine tout au plus pour le raconter.
Je ne sais pas de quoi demain serait fait.
Mais j’espère que demain sera différent.
Parce que demain, c’est pas si loin.

## Avertissement : ceci est une fiction fictionnelle, sauf pour les parties véridiques. Fan, kiffez ! (ou pas) ##

*
* *

Pierrick. 22 ans. Étudiant.
– Ils vont charger.
– Nan ils vont pas charger.
– Je te dis qu’ils vont charger.
– Ils chargeront pas.
Nous sommes assis sur le parvis, contre le béton froid qui gèle un peu les fesses, surtout depuis que la pluie s’en est mêlée. Pour se réchauffer, nous nous sommes blottis contre les autres. La proximité des corps pourrait être érotique, si nous n’étions pas là pour défendre nos idées, notre avenir.
Les CRS qui nous font face sont alignés, les boucliers dressés. Ils attendent les ordres dont ne sait pas qui. Un gradé, un préfet, un politique, qui sait ?
D’un coup, ils nous hurlent de vider la place.
Cette fois, ça sent le roussi.
Hawa le comprends et se blottit un peu plus encore contre moi, comme si ma chair avait le pouvoir de la protéger. Elle a tout au plus le pouvoir de la rassurer, mais face à ce qui s’annonce, ce pouvoir ne servira pas longtemps.
– Qu’est-ce qu’on fout, demande Marc. On dégage ?
– Jamais, balance Marla, ces salauds ne ferons pas plier nos idéaux républicains !
Nous sommes une bonne cinquantaine à occuper la place de la République. Occuper est un bien grand mot : nous sommes allongés le long de notre potager, à côté de la bibliothèque. Un peu plus loin, la véritable place de la République, celle où nous nous regroupons, pour échanger nos idées, partager et voter, est pleine d’autres étudiants. Il y a des lycéens aussi, plus fougueux, plus excités, plus convaincus qu’on pourra changer les choses. Car nous avons tous en tête les mouvements d’Occupy Wall Street, Podemos et la colère grecque et leur enlisement. Ce que nous espérons, c’est un ralliement européen, un cri de rage, un emballement contre cette dictature financière qui s’appuie sur cette oligarchie politique, qui ne nous promet que du sang et des larmes, tandis qu’elle se baffre des fruits de notre travail.
Nous avons l’espoir qu’un demain meilleur est possible.
Nous avons la volonté de construire une autre société.
Une autre République.
Nous ne céderons pas.
Jamais.

François. 43 ans. CRS.
L’ordre est tombé. On déloge.
– On y va les gars.
La section s’élance. Objectif simple, par étape.
1/ Faire reculer l’attroupement.
2/ Sécuriser la zone.
3/ Évacuer les récalcitrants.
La section se déploie. On utilise nos corps, on crie, on cherche à dissuader, à faire peur, pour les faire reculer. Mais ça commence à chauffer. Ils se rassemblent, se compactent, résistent et commencent à répondre. Par des chants au début, des poings levés, puis ça balance des caillasses, des canettes, des poubelles. Des gamins aux visages cachés par des écharpes ou des tissus montent en première ligne. Faut pas leur laisser le temps de s’organiser.
On s’élance à nouveau. Lacrymo cette fois. Direct dans la gueule pour les faire ployer.
Sur le côté, les journaleux filment. Les gamins aussi avec leur putain de téléphones portables. Quand on en chope un, on s’amuse à les péter, pour leur apprendre, mais ça leur apprend rien. Au contraire.
Les mecs masqués reprennent position. Cette fois on y va à grands coups de matraque, on fait reculer les manifestants. répondent Lacrymo en main, on les fait reculer à la va vite. On élargit le cordon de sécurité.
Pour accélérer le mouvement de la foule, on use de la matraque, du flash ball, des boucliers.
Le tout, c’est d’être efficace, rapide. Pas le droit à l’erreur : si un gars tombe, il se fera éclater. Et faut éviter ça parce qu’après ça peut vite dégénérer. La foule c’est comme un clébard : dès que ça voit du sang, ça s’enrage. Alors faut être pro.
Frapper avant d’être frappé.

Francis. 20 ans. Chômeur.
– Crevez !
Je balance des bouteilles vides sur leurs gueules de bâtards. Ces enfoirés de CRS ont frappé Moussa, au bras. Y a eu un crac chelou et son bras a pris une forme en V, pas bonne du tout. Un des gars l’a entrainé derrière. Évacuation rapide, puis il appellera les pompiers, ou un toubib. Faut faire gaffe parce que ça rigole pas.
– Putain mais crevez !
Et hop, une nouvelle bouteille vide.
– Profitez les gars, c’est ma tournée !
Bien bonne celle-là, elle fait rire les autres autour. Ils me prennent pour un ouf depuis tout à l’heure. Sauf que je suis pas ouf. Je suis vénère.
Je suis vénère de cette vie de merde. De ces tafs à la con que je me tortore depuis des années, tout ça parce que j’ai décroché « m’voyez », « parce qu’en situation d’échec scolaire le plus important est de retrouver des objectifs raisonnables de développement personnel  et professionnel » ; connard de pôle emploi. Le voilà mon développement personnel et professionnel : jeter des putains de bouteilles de pinard vides sur ces putains de CRS facho.
– Hey mec, me coupe un autre dans mon élan.
– Quoi ?
– La boutique là.
Un Nicolas.
Le gars encagoulé point du doigt un gars derrière qui découpe des morceaux de tissus.
– Tu penses à ce que je pense ? que je dis.
– Ouais, répond le mec, on va les faire cramer ces bâtards !

Pierrick. 22 ans. Étudiant.
Deux CRS nous arrachent Hawa. Deux autres m’empoignent. Je leur crie :
– Mais c’est pour vous qu’on lutte aussi. Vos conditions de travail sont dégueulasses ! Et vos enfants, vous pensez à vos enfants !
– Ta gueule.
Forcément, ça coupe court à toute argumentation.
Les CRS m’emportent derrière. Je me retrouve plaqué au sol, fouillé. Quand je tente de me débattre, je prends un coup dans le côtes. Puis on me retourne et un genou vient se poser sur ma poitrine, pour la bloquer.
Du mal à
respirer
la tête
me tourne
on me parle
– Quoi ?
que je dis
– On l’embarque.
Des mains me soulèvent. Je retrouve ma capacité à respirer. On me jette dans un fourgon. Où on me menotte. Hawa est là, pas loin. Elle a un vilain bleu sur le visage. Elle pointe me sourit malgré tout.
Là, dans ce fourgon glacial, au milieu d’une révolution, je réponds à son sourire.
Je suis amoureux.

François. 43 ans. CRS.
Ces conneries de révolution de monde demain d’espoir à la con, vingt cinq ans que je suis brigadier, que je mate des petits cons qui me resassent toujours le même discours. À croire que dans une vie, y a toujours une étape où on rêve de changer le monde, sans piger qu’au final, c’est le monde qui nous change.
Il nous a drôlement changé d’ailleurs le monde.
Demande à Franck ou à Patrick, ils sont tellement usés, tellement désabusés, qu’ils se cachent même plus. FN les mecs, direct. C’est ça leur révolution à eux. Et sérieux, quand je vois ces petits mecs défoncer le Nicolas pour piquer des bouteilles, je suis pas loin de penser comme eux.
– Cocktail, crie un capitaine.
Les cons de gosses. On voulait pas en arriver là, mais pressés par les sup, et coincés par ces débiles, on a pas le choix, va falloir y aller sévère.
– Flash ball dans les genoux. Section deux et trois en renfort. On les vire de là et on saisit le matos.
Des flics en civils commencent déjà à converger vers le magasin. Ça va chier.

Francis. 20 ans. Chômeur.
Mort à ces têtes de con !
On débouche les bouteilles vitesse grand V. Pour une fois, j’ai rien pris. Pas de chichon, 0 gramme, clean comme un bébé ! Et pourtant je me sens pourtant mille fois plus vivant que jamais. Je suis prêt à tout exploser, à tout atomiser. Un gars arrose les morceaux de tissus avec de l’alcool, puis en les enfourne dans les goulots. Les bombes sont OK.
On retourne dans la rue où c’est le chaos. Des gars s’attaquent aux bagnoles. D’autres à des boutiques. Y en a un qui dévalisé une boulangerie, il file de la bouffe à ces copains, les gars, ils dévorent les pains au chocolat en soulevant juste leur masque. C’est presque marrant.
– Des keufs !
Y a des mecs en blouson bien épais qui entrent dans le magasin, ça commence à bastonner. En les regardant, on peut voir qu’ils ont un espèce de brassard rouge. Pas le temps de jouer au malin, je pars à droite, je contourne le rayon des pinards blanc et me revoilà dans la rue, avec un cocktail dans chaque main.
Un gars déboule de nulle part, un mec que je connais même pas, il les enflamme. Je hurle :
– Vous allez crever !
Je m’apprête à lancer mes boutanches quand un coup à la trogne me fauche direct. J’en tombe à la renverse.
Les bouteilles se cassent contre le bitume. L’alcool se répand et s’enflamme.
Y a des couleurs qui virevoltent autour de moi. Des jolies couleurs.
Putain, c’est beau…
Un coup de matraque en pleine poire stoppe mes pensées.

Ce jour, il y a eu 70 interpellations. Le montant des dégradions s’élève à plusieurs millions.
Les rêves brisés, eux, n’ont pas encore été estimés.

Une réflexion sur « République »

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