Dystopie/Utopie : les deux faces d’une même envie de fuir ?

C’est une question qui me trotte dans la tête depuis quelques mois, et elle devient de plus en plus pressante à mesure que j’avance dans mes projets d’écriture : est-ce qu’on peut/doit encore écrire des dystopies ? Ou est-ce qu’on devrait essayer, maintenant, de se tourner vers des utopies ?

(haaaaaaaaaan, les utopies, c’est culcul la praline et tout naze, il s’y passe rien et on s’ennuie avec les bisounours qui embrassent des petits poneys… oh wait, c’est pas interdit par la loi ça ?)

Parce que bon, soyons honnêtes deux minutes, le monde va mal. On ne peut pas le nier, même avec la meilleure volonté du monde et trois pintes d’IPA dans le nez. Guerres qui s’enchaînent, effondrements en cascade, climat qui part en vrille, montée des extrêmes partout sur la planète… L’imaginaire collectif est complètement saturé de fins du monde. On baigne dedans, on en mange au petit-déjeuner, on s’endort avec.

Alors franchement, est-ce que ça donne envie de se jeter sur des romans comme La Route de McCarthy ou La Servante écarlate d’Atwood après une journée de boulot et un JT déprimant ? Pas vraiment, hein. Déjà qu’on a du mal à garder le moral sans qu’on nous en rajoute une couche.

Et pourtant…

La dystopie, ce n’est pas juste un exercice de pessimisme gratuit. Ou alors, c’est qu’on passe complètement à côté. Non, la dystopie, c’est un outil. Une alerte. Un miroir qu’on tend au présent pour dire : « Attention, les gars, on est en train d’y aller. Regardez où on met les pieds. » C’est de la prévention narrative, si on veut. Comme ces panneaux « Attention, chaussée glissante » sur l’autoroute.

Le problème, c’est qu’à force d’alerter, on fatigue. On anesthésie. C’est comme ces gens qui crient « Au loup ! » trop souvent : au bout d’un moment, plus personne n’écoute. Pire encore, on finit par croire que c’est inévitable. Que tout est foutu d’avance. Que la catastrophe, c’est notre destin programmé et qu’on n’y peut rien.

Et c’est là que le rêve devient politique.

Parce que oui, écrire une utopie aujourd’hui, c’est aussi un acte politique. Mais d’une autre dimension. On décrit ce qu’on aimerait voir advenir ou on insiste sur ce qu’on souhaiterait comme monde. Et en creux, bin ça critique aussi notre monde. La différence ? L’ambiance.

La dystopie nous met face au plus pire. L’utopie tente de nous propulser vers le mieux. Mais cet espoir, ce monde idéal, est-ce que c’est pas un peu fuir ? Est-ce que c’est pas la fameuse stratégie de l’autruche qui met la tête dans le sable en attendant que ça passe ? Ou au contraire, est-ce que c’est résister au marasme ambiant ? Résister à cette idée toxique que le pire est notre seule option, notre seul horizon possible ?

C’est compliqué de dire : « Et si ça allait mieux ? » dans le contexte actuel. Vraiment compliqué. Parce qu’on voit de partout que ça pète. Que nos politiques sont globalement pas à la hauteur. Qu’aucune décision vraiment courageuse n’est prise pour sauver la planète. Que les rapports de force restent les mêmes, que les inégalités se creusent, que la machine continue de broyer.

Alors rêver d’un monde meilleur, c’est espérer ou se cacher ? C’est de la résistance ou de la lâcheté ?

Je me suis longtemps posé cette question en me disant que j’étais peut-être en train de devenir un gros bisounours. Parce que franchement, c’est dur d’écrire des mondes où les gens s’écoutent vraiment. Où la planète se relève de ses cendres. Où les rapports humains changent en profondeur. Ça demande un sacré effort d’imagination et une bonne dose de foi en l’humanité. Pas évident quand on a grandi avec Terminator et Mad Max.

Et puis je suis tombé sur un roman qui m’a fait réfléchir. Cœurpol de Marie-Catherine Daniel, publié chez Géphyre. Macada pour les intimes, comme elle aime qu’on l’appelle. Cette femme a eu le courage d’aller au-delà. Au-delà de l’effondrement, au-delà de l’apocalypse qui sert souvent de point final à nos récits dystopiques.

Elle a fait quelque chose de fou : elle a proposé une société qui se reconstruit sur de nouvelles bases. Pas un monde parfait, attention. Ses personnages sont des humains difformes, malades, « tarés » pour reprendre son terme. Mais justement, ils sont plus humains que nous. Plus authentiques. Plus vrais dans leur façon d’être ensemble.

Ça m’a fait l’effet d’une claque.

Parce que Macada m’a fait réaliser un truc : l’opposition dystopie/utopie, elle est peut-être un peu dépassée. Peut-être qu’au fond, on se trompe de combat. Peut-être qu’on devrait pas se focaliser sur le décor – monde parfait ou monde pourri – mais sur ce qui fait de nous des humains, et l’approfondir.

C’est sans doute de ça qu’on a le plus besoin en ce moment : nous rappeler ce qui fait de nous des humains. Pas des consommateurs, pas des électeurs, pas des statistiques dans un sondage. Des humains. Avec nos failles, nos élans, notre capacité à créer du lien même dans la merde.

Parce que finalement, qu’est-ce qui nous marque le plus dans 1984 ? Les écrans de surveillance ou la relation entre Winston et Julia ? Qu’est-ce qui nous bouleverse dans La Route ? L’apocalypse nucléaire ou l’amour entre le père et son fils ? Dans La Servante écarlate, qu’est-ce qui nous donne envie de nous battre ? Le régime totalitaire ou la résistance de June ?

L’humain. Toujours l’humain.

Alors peut-être que la question, elle est pas « dystopie ou utopie ? ». Peut-être qu’elle est : « Comment on raconte l’humain dans un monde qui part en vrille ? » Comment on montre que même quand tout s’effondre, il reste cette chose précieuse, fragile, têtue qu’on appelle l’humanité ?

Et là, paradoxalement, les deux genres se rejoignent. La dystopie qui nous montre ce qu’on risque de perdre. L’utopie qui nous montre ce qu’on pourrait gagner. Mais au centre, toujours, cette question essentielle : qu’est-ce qui nous définit quand on enlève le vernis de la civilisation ?

Moi, j’ai choisi mon camp. Je vais continuer à écrire des mondes difficiles, parce que c’est notre réalité. Mais je vais aussi oser rêver de reconstructions possibles. Pas des mondes parfaits – ça n’existe pas et – AMHA – c’est chiant à mourir. Enfin, ça va grave m’emmerder. Mais bosser sur des mondes où l’humain trouve encore des ressources pour être humain.

Parce que c’est peut-être ça, finalement, notre superpouvoir d’auteur : rappeler aux gens que même dans la tempête, on peut encore choisir qui on veut être. Et que ce choix-là, personne ne peut nous l’enlever.

Même quand tout brûle autour de nous.

À bientôt.

Lilian.

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