J’ai vidé ma dernière pinte sur les coups de minuit. Le lecteur mp3 balançait un titre des Cranberries, Zombie, je crois, dans le bar. Les habitués n’y prêtaient aucune attention, trop occupés à s’écouter parler, boire, soupirer. Soupirer surtout. Car au comptoir, tout le monde se plaignait de quelque chose. Le temps, leur femme, les noirs, les arabes, les juifs, les musulmans, les jeunes, les vieux, les mecs à la télé, les mecs de la télé, les politiques, la politique, l’Europe, les déficits, le manque d’argent, leur manque d’argent, en un mot de leur vie, de la vie quoi.
J’en pouvais plus d’entendre leurs jérémiades. Je me suis tiré. Histoire de profiter du vent frais, des nuages, des lumières de la ville, de la nuit.
Et puis j’ai marché. Erré je pourrai même dire. De vitrine en vitrine. Sans but. Croisant des corps, des ombres, des chiens, des sdfs, sans les voir.
Je me sens perdu.
Vide.
Même les figurines de super héros ne me font pas sourire. Elles me semblent idiotes. Ces surhommes, dans leur costume moulant, qu’on ne mettrait même pas pour aller en boite…
Je reprends la marche. Les rues déroulent leur bitume sous mes pieds. J’arrive enfin le long de la Seine. Je contemple Notre Dame, ses lumières, les touristes.
Toujours ce vide.
Profond.
Comme un trou noir dans la poitrine.
Je soupire et tire une cigarette électronique de ma poche. J’appuie sur le bouton, la résistance chauffe, la vapeur pénètre mes poumons. J’ai l’impression d’aspirer un bonbon. C’est pas désagréable, juste trop sucré à mon goût. Mais j’ai pas trouvé mieux pour éviter la cigarette. Pas tant que je tienne à ma peau, juste que lorsque j’imagine ma fin, je préfère me voir hors de l’hôpital, loin de la chimio, des lits motorisés et des plateaux repas. Loin des examens surtout.
Finissons-en. Il faut rentrer. Demain, il y aura le boulot, les collègues, les clients, les réunions, et tout le toutim. Le quotidien quoi.
Mais quand même, sans se presser. Histoire de profiter de ces derniers moments de liberté. Redescendre l’avenue, piquer vers le parc, le longer, puis remonter la rue, jusqu’au boulevard. Tourner, se diriger vers la tour Montparnasse et… s’attarder devant les boutiques.
Le Micromania qui dort ici vit ses dernières heures. La dématérialisation aura bientôt sa peau. Il le sait. Mais il ne peut lutter. On ne peut rien contre le temps qui passe. Il fermera ses portes, comme toute chose amenée à disparaître, et les clients l’oublieront. Car si les vivants partagent une capacité commune, c’est bien l’oubli : grâce à elle, ou lui, je sais pas, ils peuvent supporter le présent, la vie, l’existence. Effacé tout ce qu’on a perdu est un réflexe de survie. Une protection contre la folie.
L’oublie.
Je remonte l’escalier. Six étages. Puis la porte. Retour à la « maison ». Un petit studio sous les toits. Mon chez moi depuis cinq ans. Le temps passe vite.
Il est vide lui aussi. Juste meublé par le minimum, mais sans déco. Il est équipé d’un frigo. Ça me suffit : je ne cuisine pas. Je n’ai pas besoin. J’hôte ma veste, mes gants. J’entrouvre le frigo et attrape un « shoot ». Je remonte la manche de ma chemise. Sur la table, j’étale le « matériel ».
Ce qu’il faut pas faire pour remplir le vide.
La seringue. Le sérum phy. Le « shoot ». Rien de plus.
Aspirer dans la seringue un peu de sérum phy. Aspirer. Puis enfoncer l’embout de celle-ci dans le cathé qui me perce le bras. Presser. Sentir le liquide. Vérifier que la veine tient bon. Puis attraper l’embout du « shoot », l’enfoncer direct dans le cathé, appuyer un peu sur la poche, histoire que le sang s’écoule le long du tuyau puis pénètre dans mon bras. Dans mes veines. Dans mes entrailles. Dans mon vide.
Qu’il me remplisse.
Qu’il me redonne un peu de vie.
Un peu de temps.
Dire qu’à la télé on nous file des pouvoirs, des romances, de l’action, des ennemis, alors que nous ne sommes que des morts en sursit.
Vampire,
le roi des morts vivants,
le top du romantisme,
le mec hyper séduisant,
à la beauté éternelle,
c’te blague.