Nos dimanches – Lilian Peschet

Une fois n’est pas coutume, je vais parler de moi : vil et abject comme je suis, j’ai participé au concours Samsung pour gagner une tablette 8 pouces, un gadget imbécile, inutile et cher ; jusque là tu me diras, kékeujenéàfoute ? Et tu auras raison de poser cette question.

Et bien, jeune, ou vieux, lecteur, je t’offre ce texte. Oui, tu as bien lu, il est pour toi. Pourquoi une telle générosité ? Parce que ça ne m’a pas coûté un rond (même si, au fond, il m’a coûté en temps et que le temps c’est de l’argent) et parce que tu vas pouvoir t’amuser avec : si tu m’aimes, ou pas, si tu l’aimes, ou pas, laisse un commentaire affectueux, ou pas.

Note que j’ai fait l’effort de ne pas écrire un truc horrible, avec un tueur, un zombie extraterrestre ou un petit poney nazi. Apprécie ça. Respecte ça.

Allez, je me la boucle et c’est parti pour 3 grammes de bonheur !

 

Nos dimanches

 

Comme tous les dimanches, j’ai rendez-vous avec mon père. Ce n’est pas une obligation, juste une habitude, qui nous permet de profiter un peu l’un de l’autre.

Après un brunch vite expédié, une douche brûlante et un tour dans le dressing, je quitte mon appartement luxueux et attrape le premier métro pour traverser la ville. Direction l’institut.

Avant, je n’aimais pas m’y rendre. Les locaux étaient froids : peu de chauffage, décoration inexistante et mobilier récupéré auprès d’administrations publiques ; rien ne concourrait à créer une ambiance propice aux retrouvailles. Et le personnel ne valait pas mieux. La fonctionnaire à l’accueil vous fusillait du regard dès que vous passiez la porte et elle vous dirigeait d’une voix désagréable, presque méprisante. Il fallait du courage, d’autant que mes proches me le déconseillaient : papa avait beau y être, mieux valait ne pas lui rendre visite. Ils me disaient des choses comme « il n’est plus celui que nous avons connu » ou « le voir dans cet état te détruit à petit feu ».

Mais je suis son fils.

Et il est mon père.

On ne détruit pas si facilement ce genre de lien.

J’arrive enfin devant le bâtiment. Il a bien changé depuis que le nouveau gouvernement a voulu développer la solidarité intergénérationnelle : les murs ont été enduits et repeints. À l’intérieur, le mobilier est plus solide, plus design. Des cloisons ont même été levées, de telle sorte que chaque coin ressemble à une alcôve. Ces changements créent une atmosphère plus respectable et plus intime.

Un coin café a même été installé non loin de l’entrée.

Le luxe !


Cependant, malgré ce nouveau décorum, je n’oublie pas où je me trouve, ni pourquoi je suis ici.

Je m’approche de l’accueil.

L’hôtesse me reconnaît :

« Bonjour Louis.

— Bonjour. »

Elle me sourit. Par habitude, je lui rends ce sourire tandis qu’elle m’indique le numéro de table. Le rituel n’est pas sans rappeler les speed datings que j’enchaîne ces derniers temps.

Lorsque j’approche de ma… de notre table, je le découvre assis, habillé dans un de ces costumes italiens qu’il affectionne tant. Il a toujours pris soin de se vêtir avec des vêtements de qualité, et de marque si possible. Cette habitude lui vient de son propre père qui disait toujours : « On juge un homme à son apparence ! ». Grand-père était commercial. Père aussi, mais dans l’immobilier ; c’est ce qui explique son phrasé rapide, son franc-parler et sa bonhomie naturelle. À le regarder, on jurerait que tout son être s’est adapté à son métier – ou devrais-je dire son ancien métier, car cela fait quelques années qu’il ne travaille plus.

Face à un expresso, les bras croisés, il m’attend.

« Bonjour fiston, dit-il dès qu’il m’aperçoit.

— Salut. »

Je m’assieds.

De près, son visage n’a pas changé, toujours volontaire et ridé.

Il m’observe, attendant que j’entame la conversation. Je cherche mes mots, mais rien ne vient. Je ne sais pas par où commencer.

« Toujours célibataire ? demande-t-il pour me lancer sur un sujet.

— Toujours. J’ai bien eu quelques rencontres, mais rien de sérieux.

— Hum. »

Nouveau silence gêné. Il en a toujours été ainsi entre nous : échanger des banalités, oui, aborder les sujets de fond, non.

« Et le boulot ? ajoute-t-il.

— Pas mal. J’ai obtenu une promotion. Je suis maintenant directeur artistique…

— Ça me suffit, je ne comprends rien à ton milieu pro. »

Je n’insiste pas.

« Je suis heureux d’apprendre que ta carrière se porte bien. Avec tout ce qu’on entend aux infos, on a vite fait de s’inquiéter.

— Tout va bien, dis-je.

— Pourquoi es-tu venu au juste ?

— Pour discuter…

— Remuer des souvenirs ?

— C’est ça.

— Un souvenir en particulier ? »

Le même, toujours le même.


« Mon anniversaire… Mes quinze ans… »

Nous en avons parlé une vingtaine de fois ces dernières années, et pourtant rien n’a changé : je lui en veux toujours autant. La faute à ces images qui me poursuivent ? À ces sons qui me reviennent sans cesse ? À cette culpabilité qui m’abîme quotidiennement ? Je n’en sais rien. Mais j’ai besoin d’y revenir. Viscéralement. Alors je l’y emporte, autant que je le puis. Je le ramène à cet instant où, face à mon gâteau d’anniversaire, je lui avais révélé mon homosexualité. Tout d’abord, il s’était tu. Il avait bafouillé quelques mots, tandis que sa colère prenait de l’ampleur, puis il s’était détourné, préférant à mes bougies sa bouteille de JB. Il en avait bu plusieurs longues gorgées avant de revenir. Il m’avait empoigné, avait hurlé, me demandant pourquoi, cherchant à qui la faute. À lui ? À maman ? À mes amis ? À dire vrai, je n’en savais rien, c’était pour moi une évidence comme une autre, j’aimais les hommes et c’était tout.

Lorsque je le lui avais dit, il m’avait giflé avec une force telle que je m’étais effondré. Puis, horrifié, il s’était excusé, s’était mis à pleurer, avant de s’enfuir par la porte d’entrée pour sauter dans la 508.
Vingt minutes plus tard, en plein virage, un geste malheureux, une sortie de route, un fossé, quelques tonneaux, il se tua sur la nationale 20.

À la morgue, un des fonctionnaires de l’institut me trouva effondré. Il me convainquit de tester l’une des premières sauvegardes de psyché. La promesse d’un père immortel, intemporel, éternel presque. Je ne pouvais me résoudre à le perdre de cette manière, pas après tout cela.

J’ai forcé ma mère à signer le contrat.

De là, tout s’est enchaîné très vite : son cerveau lui a été retiré, puis, par un processus dont je ne sais rien, ils ont transformé tout son être en données. Ils ont scanné son corps, quelques vêtements et ils nous ont offert des années de relation virtuelle, des années nécessaires pour trouver le temps de s’expliquer, de s’excuser, de se pardonner, de se retrouver, à grand renfort de technologies et de projections 3D.

Mais après tant de discussions simulées, sans doute arrangées par des algorithmes complexes, des analyses de champ lexical et des simulations de dialogues, je lui en veux toujours.

Et je m’en veux encore.

Et malgré tout, je l’aime.

 

Ps : merci à julien Licorne Morgan pour son coup d’oeil éclairé.

Ps2 : Merci à Samsung.

Ps3 : Merci à Levy, qui lira ce petit machin (y a Chattam aussi je crois).

2 réflexions sur « Nos dimanches – Lilian Peschet »

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