Le mouton noir – Lilian Peschet

Les beaux quartiers de la capitale accueillent de nombreuses soirées ennuyeuses dans lesquelles il faut faire figuration pour entretenir son réseau social. Elles se ressemblent toutes : la musique secoue les murs, les mecs dansent en tentant de brancher les nanas et les nanas dansent en espérant perdre un peu de cet alcool qui leur emplit les veines. Avant la fin de la soirée, ils copuleront dans la chambre de papa maman, sans préservatif, histoire de ressentir un frisson qui leur confirmera qu’ils sont en vie. Tristes enfants riches.

Je les observe, vautré sur le canapé, un gobelet plein de JB à la main. Je dodeline la tête en cadence et je souris pour indiquer que je m’amuse. En fait, j’imite mes voisins, sauf qu’ils discutent en hurlant, et que je ne discute pas. J’attends que le temps passe.

Je voulais venir. J’ai insisté pour que Pierre-André insiste auprès de l’organisateur de la soirée, un fils à papa mignon, poli et un peu paumé. Maintenant que j’y suis, je regrette un peu. Ce n’est pas que la musique soit mauvaise ou les invités ringards, non, c’est juste que je ne suis pas à ma place. Moi, le fils de fonctionnaire, l’incarnation de la classe moyenne, je suis comme le cheveu sur la soupe. Je n’ai rien à voir avec eux. Je n’ai ni leur culture, ni leur argent, ni leur haine de la vie. Je ne fais que figuration, pour qu’ils se souviennent de moi le jour où ils seront en poste dans une grande entreprise. Plus qu’un être humain, je suis un élément du décor, un peu comme le canapé sur lequel je suis assis. J’assiste à la soirée, sans en faire parti.

La nénette à coté de moi, qui embrasse un inconnu à pleine langue depuis qu’elle est saoule, lui demande soudain :

— T’as un compte AssBook ?

— Nan, ça craint ce truc. Ca ne sert à rien.

— Tu dis ça parce que t’es un ringard, lui balance-t-elle.

— T’en as un toi ? lui demande-t-il.

— Carrément ! Et j’ai deux cents amis !

Elle se prépare à balancer quelques arguments lorsqu’une vague de petits fours, de bière et de whisky lui remonte de l’estomac, se déverse dans sa bouche et s’écoule sur sa robe de marque. Elle régurgite deux fois, avant de prendre un sourire honteux.

Je lui propose un Kleenex.

Fin de prépa, après les concours d’entrée aux grandes écoles, un vent de liberté s’abat sur la classe. Pour fêter ça, nous nous retrouvons dans un de ces restaurants des beaux quartiers où le prix est supérieur aux grammes de nourriture dans l’assiette. Comme toujours, je les suis, sans envie.

Le repas s’éternise, ils parlent tous de plan de carrière, d’entreprises, d’espoirs en l’avenir… et d’argent. Ils sont en transition : les enfants qu’ils étaient ont disparu mais ils ne sont pas encore les adultes qu’ils seront.

Je les écoute.

Comme à chaque fois ces derniers temps, la conversation dévie :

— Le dernier lien de Clément est tordant. Et ce déchaînement sur les commentaires, quelle partie de rigolade !

— Fabrice aussi s’est lâché : son dernier article sur le prof de compta est incroyable !

— Tu ne m’as toujours pas ajouté sur ton compte AssBook ? me lance Pierre-André.

Je reprends un peu de vin pour ne pas répondre.

— Attends, tu ne t’es toujours pas inscrit ? insiste-t-il.

Un silence tombe sur la table et mes voisins m’interrogent du regard.

— Non.

— J’ignorais qu’il y avait encore des gens sans compte, fait remarquer Jean-Baptiste.

— C’est… original, lâche Marie-Cécile.

— Tu ne dois rien comprendre à nos conversations, ajoute Marc-Antoine.

— Si, si, mens-je ; finissant mon verre, et me resservant du vin.

Le brouhaha reprend autour de moi, me laissant seul, sur ma chaise, face à mon assiette à moitié vide.

Par pur esprit de contradiction, je me jure de ne jamais m’inscrire.

 

Je ne me rase plus depuis un mois, ce qui fait de moi un homme à la mode, un übersexuel. Il aura fallu que je devienne une épave pour faire parti des beaux. En même temps, ce n’est pas ma faute si les beaux se travestissent en épave pour se démarquer. Ca m’arrange même.

Tout irait bien si j’avais le moral, mais ce n’est pas le cas : le chômage m’use. J’ai envoyé des centaines de cv aux grandes entreprises du pays, pour ne décrocher que quelques entretiens et aucun emploi. Pourtant, la crise est passée, les chasseurs de tête sont bien à l’affût, mais mon profil ne convainc pas.

Dans ces cas là, il faut utiliser son réseau social, mais j’ai perdu le contact avec les autres. Même Pierre-André ne répond plus au téléphone. Dire qu’il se disait mon ami ; incroyable combien le chômage sépare les gens.

A bien y réfléchir, le tournant a été le dernier pot des anciens élèves où ils ont annoncé leur intention de ne se voir que via AssBook : depuis sa dernière mise à jour, le site permet de se retrouver dans des espaces virtuels, en 3d, photographiés par Google Streetview. Les articles de la presse numérique ont encensé cette nouveauté, au point de parler de révolution d’internet : « le réel dans le virtuel » titraient les quotidiens gratuits. Résultat : mon réel est devenu virtuel.

Malgré tout, je ne perds pas espoir : j’ai rendez-vous ce matin pour une place importante dans une banque. Je me suis taillé la barbe, pour assumer ce coté « à la mode », j’ai passé mon plus beau costume, me suis parfumé, coiffé et suis parti.

A l’accueil de l’entreprise, la réceptionniste me délivre les informations nécessaires, sans sourire, sans amabilité, sans même me regarder.

Ascenseur, couloir, porte, et me voici face à deux encostumés impatients.

Brèves salutations, courte présentation et nous arrivons à l’instant fatidique des questions. Ils hésitent, se regardent, embarrassés et l’un des deux me demandent :

— Vous n’avez pas de compte AssBook ?

— Non.

— Ceci explique pourquoi nous ne vous y avons pas trouvé. Marc espérait que vous utilisiez un pseudonyme, mais force est de constater que vous avez manqué le train de la modernité…

— Ecoutez, dit le second ; d’ordinaire, nous ne recevons que des gens qui possède un compte, cela nous permet d’éviter ce type de réunion : nous nous retrouvons dans une salle AssBook et le tour est joué. Vous devez bien comprendre que nous l’utilisons quotidiennement pour travailler : réunion, recherche de clients, diffusion d’informations, travail collaboratif, AssBook est devenu maintenant un outil de travail aussi important que pouvait l’être un poste informatique dans les années deux mille.

— Se priver d’un tel outil, c’est se condamner monsieur, vous comprenez ?

— Oui.

— Alors vous comprendrez que nous ne pouvons donner suite à cet entretien…

— Je comprends.

Je ramasse mes affaires et tandis que je sors de la pièce, je les entends chuchoter :

— Pas de compte…

— Inimaginable.

 

Depuis quelques mois, je passe mes journées sur le canapé du salon, devant la télé, attendant que la nuit tombe pour retourner au travail. Je suis manutentionnaire. Sous cette appellation de cinq syllabes se cache un métier ingrat, difficile et mal payé.

La journée, je devrais dormir, mais dormir quand tout le monde vit est désagréable : ça donne une impression d’intense solitude. Ce n’est d’ailleurs pas qu’une impression.

Faute d’argent, je n’ai plus accès à internet. Tant mieux : il parait que AssBook a envahi le web jusqu’aux sites marchands qui lui sont maintenant connectés. Impossible d’acheter ou de voyager sans que tout le monde soit au courant. Personne ne s’en inquiète, bien au contraire, ils s’en amusent, comme des enfants face à un nouveau jouet. Les reportages ventant AssBook sont pourtant effrayants…

Et ça va même plus loin : la dernière technologie à la mode est la réalité augmentée. Au télé-achat, des présentateurs aux sourires figés et au brushing impeccable nous invitent à commander des lunettes high-tech, capable d’afficher les informations du compte AssBook de chaque personne croisée dans la rue. Elles sont raccordées à internet je ne sais pas trop comment, mais il n’y a pas d’abonnement, et c’est illimité. Ces lunettes proposent même des options telles que commenter vos localisations, indiquer vos itinéraires de déplacements, publier des photos de vous prises par les lunettes des autres. Nous sommes entrés dans un monde sous auto surveillance où chacun épie tout le monde sans s’en soucier.

Je ne m’étais pas inscrit parce que je considérais AssBook inutile, dorénavant, ma non-inscription relève de la défense de la vie privée. Je sens bien que je suis le seul à m’insurger, mais qu’importe, s’il n’en reste qu’un, ce sera moi.

En même temps, prostré sur mon fauteuil, que puis-je faire pour réveiller mes concitoyens ? Je ne suis pas un grand révolutionnaire, je n’en ai ni les belles idées, ni le courage, ni même la volonté. Je me contente juste de ne pas suivre la masse. Ca n’a l’air de rien, mais c’est déjà beaucoup : exister sans AssBook est de plus en plus difficile. Son maillage se resserre autour des individus, dans le monde virtuel comme dans le monde réel. Et rien ne semble l‘arrêter.

Tout de même, suis-je le seul à résister ? J’en doute.

Pour en avoir le cœur net, je me rends dans une boutique de télé-achat. Quelques papiers signés, la banque appelée, le crédit accepté, je me retrouve face à une boite en carton qui contient mon nouvel outil technologique.

Je déchire l’emballage, vérifie la batterie et passe les lunettes. Les verres ne corrigent rien, ils ne sont même pas fumés, et lorsque le vendeur me demande si tout va bien, je lui réponds que oui tout en apercevant son profil au dessus de son épaule gauche.

— Vous ne regretterez pas votre achat, m’assure-t-il.

— Je l’espère.

Avant de passer la porte de la boutique, je prends une profonde inspiration.

Je ne dois pas être le seul.

 

Mon patron a créé une page AssBook pour l’entreprise. Il a obligé ses employés à l’ « aimer ». J’ai eu beau lui expliquer que je n’avais pas de compte, il ne m’a pas cru. Résultat : j’ai reçu une lettre en accusé réception. Viré.

Je n’ai pas cherché à savoir si c’était légal, je ne suis pas procédurier. Et je reconnais que ce boulot ne me manque pas, contrairement à mon salaire. Je suis maintenant au RMS. Le revenu minimum de survie, qui porte bien son nom.

Depuis, je ne sors plus. J’observe depuis ma fenêtre les badauds défiler. Certains vont travailler, d’autres profitent des soldes, d’autres encore visitent la capitale avant de retrouver leur ville de province ou leur pays lointain. J’ai beau me trouver au sixième étage, j’aperçois leur profil AssBook. Ils en ont tous.

Et ils portent tous ces maudites lunettes. Impossible de passer inaperçu maintenant : ils voient que je ne suis pas inscrit et leurs réactions sont… variables.

Au début, ils se contentaient de pouffer, de chuchoter, puis ils m’ont interpelé, insulté et un groupe de jeunes m’a tabassé.

Il parait qu’aujourd’hui cent pour cent de la population sont sur AssBook. Nourrissons inclus. Cent pour cent… Difficile à croire : il doit bien y avoir quelque part des gens comme moi, des réticents, des résistants. L’humanité ne se résume quand même pas à une somme de moutons décérébrés ?

Bien sûr, ce serait facile de s’inscrire, de se résigner, mais je n’arrive pas à m’y résoudre. J’aurai l’impression de me trahir.

Ce matin, j’ai reçu une lettre du pôle social. On me demande mon login AssBook. Le courrier précise que c’est un moyen de lutte contre la fraude aux allocations.

Je vais leur répondre. Après tout, être inscrit n’est pas une obligation légale.

Pas encore.

 

Je ne regarde plus la télé. Elle est coupée. La faute d’un nouveau réseau télévisuel. Il utilise internet. Paraît qu’on peut regarder cinq mille chaines. A condition de posséder un décodeur. Et un identifiant AssBook.

Les lunettes sont passées de mode. Maintenant ce sont les implants intracrâniens et oculaires. Vitesse augmentée. Réactivité inégalée. AssBook par la pensée. Une expérience unique. Très gros succès commercial.

La moitié des inscrits se sont fait implanter en moins d’un mois. La moitié en moins d’un mois… C’est de la folie furieuse.

Je ne vois plus personne. Je n’appelle personne. Je n’ouvre même plus les volets.

ERDF a frappé à ma porte. Dans un mois, je n’aurai plus l’électricité.

Pour l’eau, je m’attends au pire.

Je ne paye pas les charges. Encore heureux que je sois propriétaire, j’aurai pu finir à la rue.

Et les SDF d’ailleurs, ont-ils un compte ?

Je n’ai pas mangé depuis trois jours. Je n’ai plus de réserve.

Il faudrait en refaire. Mais comment ? Impossible de sortir.

Peur de croiser quelqu’un. Qu’il donne l’alerte. Que je finisse en prison.

Comment prouver qui je suis ? Ma carte d’identité est-elle encore valable ?

Je tourne en rond.

Chambre, salon. Salon, cuisine. Cuisine, salle de bain. Salle de bain, chambre.

Boucle bouclée. Je recommence.

J’entends les voisins. L’immeuble grouille de vie. Des enfants. Des parents. Des ados. Des vieux. Et moi.

Je les regarde par le judas. Ils sourient. Ils ont les yeux noirs. Tout noir. Plus de blanc. Sans doute les implants.

Je ne fais pas de bruit. Je ne veux pas être découvert.

Que feraient-ils de moi ? Me forceraient-ils à m’inscrire ? A rentrer dans le rang ?

Pour eux, je ne suis plus un homme. Je suis un être moins développé. Moins intelligent. Comme un animal. Comme un insecte.

Et que fait-on des insectes ?

On les tue !

 

Toujours pas mangé.

Plus d’eau.

Assis sur le canapé.

Plus bouger.

Les heures passent.

Les jours passent.

J’ai froid.

Sous une couette.

Et un manteau.

Vêtements sales.

Collant.

Puant.

Bouche pâteuse.

Membres lourds.

Corps immobile.

Respirer.

Juste ça.

Encore et encore.

Vertiges.

Siestes.

Réveils.

Bruits des voisins.

Rester caché.

Survivre.

Encore un peu.

Rester un homme.

Un vrai.

Un du réel.

De chair et de sang.

Jusqu’à mon dernier souffle.

Jusqu’à disparaitre.

4 réflexions sur « Le mouton noir – Lilian Peschet »

    1. Merci 🙂
      Le recueil sera constitué de 5 textes, celui-ci, « Nos dimanches » et quelques originaux. J’espère qu’il sera convaincant 🙂

  1. C’est un de tes textes que je préfère, comme dit Aude il est terriblement réaliste et annonce un avenir flippant. Quand je vois qu’aujourd’hui lorsque je dis ne pas avoir de téléphone portable ou le permis on me regarde bizarrement, voilà, je me dis l’humanité est foutue.
    Ce recueil que tu concoctes est une très bonne idée.
    Continue de nous surprendre

  2. Brrrrr, flippant. Texte lu en rentrant tard le soir et en plein dans l’annonce des tests des google glass ! Comment ne pas céder aux usages qui se répandent et deviennent force de loi. Comme garder un semblant d’indépendance et de choix, mais aussi comment être certain de ne pas louper la marche du progrès.
    Très bon texte qui fait frémir. On dit comment sur assbook ? J’aime ?

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