Arc-en-ciel – Lilian Peschet

« Quelle est votre couleur ? »

L’homme allait de passager en passager, le leur demandant, ses yeux droit dans leurs yeux.

« Quelle est votre couleur ? ».

Il posa sa question à une vieille bourgeoise. Elle le toisa jusqu’à ce qu’il s’en aille.

Il se dirigea ensuite vers un jeune couple, qui se bécotait et qui ne l’avait pas vu venir.

« Quelle est votre couleur ? »

Ils pouffèrent, avant de reprendre leur embrassade.

L’homme finit par s’approcher. C’était mon tour.

Il empestait. Urine. Crasse. Mauvais vin. Et cette moiteur qui colle aux stations de métro.

Cheveux cassés. Visage abîmé. Fringues amochées. Il n’avait d’humain que la silhouette. Et encore.

« Quelle est votre couleur ? »

J’avais beau tenir un livre, dans lequel j’aurai pu me plonger, je ne pouvais pas détourner le regard. Je ne parvins pas à lui répondre. La bouche bée. L’esprit figé.

Il s’en alla interroger un enfant un peu plus loin. Me laissant seul face à sa question. Parce que finalement, si je n’avais rien articulé, c’était surtout que je n’en savais rien.

Mais la question méritait d’être posée.

Quelle est ma couleur ?

 

*

 

Enfant j’étais rouge. Un rouge tel, que « je » n’existait pas. Il nous collait les uns aux autres, nous faisait fusionner en un ensemble compact, un agglomérat de vies.

Rouge. Nous l’étions tous. Nous étions rangés par classe. Nous ne possédions rien mais nous jouissions du nécessaire. Nous étions prompt au partage. Indifférents à l’argent. À la couleur. À la religion. Nous avions le même emploi du temps. Nos journées étaient identiques. Même rythme. Mêmes occupations. Tout était décidé par l’autorité. Qu’elle soit administrative ou parentale.

Rouge. Comme le sang lorsque nous nous blessions.

Rouge. Comme les joues sous les cagoules.

Rouge. Comme les étiquettes portant nos noms, collées sur nos vêtements.

 

Adolescent, le rose dirigeait ma vie. Depuis l’apparition du « je », j’avais conservé cette notion de partage, d’entraide, de fraternité. Du don de soi. De son temps. De son argent. De tout ce qui pouvait se prêter. Sans rétribution. Sans calcul. Sans arrières pensées.

Un rose intense, avec mes amis, mes intimes, des êtres formidables, triés sur le volet, qui me ressemblaient, me complétaient, et avec qui j’entretenais des relations profondes, bien plus qu’avec ma propre famille.

Un rose plus léger avec cette société, dans laquelle la différence me semblait une richesse. Une autre couleur, une autre croyance, un autre toi, à rencontrer, à découvrir, à écouter et à raconter.

Un rose diffus qui, à l’image de la chanson, voilait mon regard et le monde que je contemplais. J’étais de tous les combats, emporté par de nobles idéaux. Je souhaitais corriger ce monde, ces adultes ternes, pour en construire un meilleur, un qui me ressemblerait, un tel que je le concevais.

Rose.

 

Au début de ma carrière, j’avais de l’ambition. J’en voulais. J’envoyais des cvs, plein d’espoir, je me rendais aux entretiens d’embauche avec une franche détermination. Je me mettais en avant, me vendais, si nécessaire. Et une fois pris, je soulevais des montagnes. Toutefois, le cadre du travail m’empêchait d’atteindre les strates supérieures. J’étais pressé. Trop. Je rageais de n’avoir plus. Et de ne pouvoir avoir plus. J’en voulais aux clients, à mon chef, au chef de mon chef, au chef de mon chef de mon chef, à toute l’entreprise, et à ses syndicats, à la législation qui bridait mon avancée, au législateur, qui mettait en place cette législation, à l’État, qui permettait au système entier de me maintenir dans ma médiocrité de débutant, alors que je pouvais tant, que je crevais de prouver tant.

J’étais bleu.

Bleu ciel.

Bleu libre.

 

Des années plus tard, j’ai acheté une maison du siècle dernier. En banlieue. Où l’air est plus saint. Et les immeubles moins hauts.

Je venais de me marier et ma femme portait notre deuxième enfant. Je passais mes journées de libre à entretenir le jardin. Les fleurs. La pelouse. J’avais la petite quarantaine. Agréable. Légère. Je m’étais mis à courir. À m’intéresser à ma santé. À manger bio. À consulter des spécialistes, pour faire vérifier mes organes. Un à un. Et deux fois. On ne sait jamais.

Puis, j’ai considéré ce monde. Son délire de consommation sans limite. De croissance infinie. De destruction des ressources. Au réchauffement climatique. Aux catastrophes qui en découlent. La planète en somme. Et à ce que je lèguerai à mes enfants.

J’ai corrigé mon corps, mon comportement, mon mode de vie. Je voulais de la durabilité. Pour durer moi-même. Car déjà l’ombre de ma vie m’apparaissait. Déjà.

Vert. Comme l’immaculée nature.

Vert. Comme tout ce qui est bon.

Vert. Comme un coin de paradis sur Terre.

 

Et mes enfants ont grandi. Et le monde a changé. Je ne reconnais plus cette planète où j’ai vu le jour. Beaucoup de mes parents sont morts. De mes amis aussi. Et mes références ont disparu. Mes valeurs aussi. Les individus se pressent. Se heurtent. Des corps sans cervelle. Sans éducation. Agressifs. Vociférant. Imbus de leur chair. Qu’ils estiment belle. Qu’ils pouponnent. Avec des produits cancérigènes.

Mes habitudes ne sont plus. Les petits commerces ont fermé. La vie de quartier est morte. Remplacée par des logements sociaux. Les peaux se sont brunies. Les visages se sont fermés. Les silences imposés. La gêne. La défiance. Parfois la haine. Pure. Imbécile. Car trop démesurée. Et irréfléchie. Mais palpable. Dans les regards. Dans les gestes. Dans la manière de s’éviter. De se parler.

Et j’en souffre. Je me sens exclu d’un monde qui tourne trop vite. Qui change trop vite. Et qui ne me veut plus. Alors que je suis toujours là. Bien vivant. En bonne santé.

Blanc. Comme tout aurait dû rester.

Blanc évident.

Blanc pure.

Blanc, supérieure à toutes les couleurs.

 

J’ai soixante dix ans.

J’ai pris une descente irréversible, j’ai traversé l’arc-en-ciel jusque là.

Ne m’attend plus que le noir. Celui de la mort. Celui des ténèbres, qui s’abattront sur ma conscience. Dévoreront mes chairs. Briseront mes os. Liquéfieront mon être. Jusqu’à la poussière. Jusqu’à l’anéantissement du « je ».

Le noir de l’oubli. De la non-vie.

Le noir de l’espace. Du vide. Du rien.

 

Au final, je n’ai pas de couleur.

Je suis un arc-en-ciel.

Comme tout un chacun.

Une réflexion sur « Arc-en-ciel – Lilian Peschet »

  1. C’est joli, avec l’évolution de soi, différentes manières de porter en soi les variations de la lumière. Comme si les couleurs existaient en elles-mêmes… A propos, le cheval blanc d’Henry IV est rouge si le spot de la boite de nuit est rouge!
    Mais tout l’arc-en-ciel n’est pas embrassé par ton regard. Et le couleurs froides et chaudes se sont pas utilisées comme telles. Des couleurs chaudes dans la jeunesse, le camaïeu lorsqu’arrive l’âge des responsabilités, lorsqu’on doit combiner et fondre ses couleurs et celles du monde, et les couleurs froides lorsque le temps prend le dessus, avant d’absorber toutes les couleurs dans le noir de la tombe. J’aime beaucoup l’idée, la sensibilité du récit, mais la métaphore aurait put être filée avec plus de fils de couleur…

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