Derniers avis avant la fin du monde – Lilian Peschet

Ce matin, comme tous les matins, je mange quelques tartines. Puis je prends ma douche, me lave les dents et enfile mon manteau/veste-de-sport-über, pour me rendre à la gare. La gare, ce bâtiment récent, mais déjà usé, qui scintille à l’horizon, plein de promesses d’espoirs et de bris de rêves des générations précédentes. Un lieu ambivalent, partagé entre deux réalités.

Pour m’y rendre, je dois remonter la rue principale, puis tourner à gauche, et à droite, où je traverse un parc. Durant l’hivers, ce parc est synonyme de ténèbres. Et les ténèbres ne me font pas peur : venant d’un village, où l’éclairage public s’éteignait à une heure du matin, j’ai pris l’habitude de marcher sans même voir mes pieds. Habitude étrange, certes, partagée avec les autres campagnards, et quelques seriaux killers – cool hein.

Ce matin, alors que rien ne diffère de d’habitude, je franchis le portail du parc, pressé, frigorifié, et quelque part un peu excité à jouer au loups garous de Paris en banlieue. D’un coup, un homme sort des buissons. Il court vers moi.

– Wo, wo, wo, m’écrié-je.

– Courez ! Courez !

– Non mais je suis dans les temps pour à avoir mon train de 44

– Ça n’a rien à voir, précise l’inconnu. Ce parc est plein de Wishtu-caravera !

– Des quoi ?

– Courez !

Il m’attrape par le bras et m’entraine dans sa folle course. Nous traversons le parc, passons devant les jouets pour gamins, où des créatures humanoïdes sans tête jouent.

– Qu’est-ce que c’est que ça ?

– Les Wishtu ! Vous les avez libérés !

– Quoi ?

Nous parcourons encore quelques mètres avant de nous cacher derrière des buissons.

– Qui êtes-vous ? demande-je.

– Je suis l’Infirmier.

– L’infirmier ?

– Ouais, le Docteur devait intervenir, mais c’était son jour de repos. Vous savez, avec les trente cinq heures, on fait comme on peut…

– Ah… Et donc, les Wishtu ?

– Ah oui. Ce sont des créatures que vous avez libéré en brisant le flux temporel.

– Mais… Comment l’ai-je brisé ? dis-je.

– En dépassant la capacité d’occupation d’un terrien en une journée.

– C’est à dire ?

– Vous avez trop lu et trop écris.

– Mais, mais, mais… Tout le monde souhaite rallonger la durée d’une journée…

– Oui, mais vous, vous l’avez fait. Par exemple, les trois derniers ouvrages que vous avez lu.

– Ouais ?

– Un humain normal n’aurait pas pu. Par votre laborieusité, vous vous êtes hissé au rang de seigneur de temps.

– Hein ? Mais, n’importe quoi…

– Je vais vous le prouver : donnez moi vos avis !

– Okay… Y a eu Chalk tout d’abord…

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– Alors ?

– Une série qui a au moins le mérite d’exister. J’ai adoré le personnage principal, son caractère, ses vannes, et le contexte social de l’histoire, mais bien moins le côté fantasy dans l’urban. En même temps, c’était mon dépucelage en la matière. Urban Fantasy. À dire vrai, j’en attendais pas grand chose et ce fut une surprise. Cette série m’a changé, elle a changé mon regard sur la relation entre style d’écriture et univers. Par exemple, Houellecq pourrait écrire un beau péplum. Enfin, j’ai vraiment kiffé la couverture. Une réussite.

– Mais vous n’avez pas aimé.

– Non. Ce que je regrette d’autant plus que Woets est Belge, et que les Belges, je les aime quand même un peu beaucoup.

– Et ensuite ?

– Y a eu le truc sur le paradis.

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– De julien Blanc-Gras ?

– Celui-là même. Un texte incroyable. Pas de rebondissement : un voyageur pose ses valises sur un territoire condamné. Il fait connaissance avec les habitants de cette ile paradisiaque, il prend leur « température », il cherche à les comprendre, à comprendre ce qui les lie à cette ile et combien ils sont inquiets d’être les premiers réfugiés climatiques. On découvre une galerie d’autochtones plus sympathique les uns que les autres.

– Et niveau style ?

– Simple et efficace. Avec une pointe d’humour également. Très agréable.

– Et le dernier ?

– Les derniers cowboys français, de Vérol.

– Hum.

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– Un livre fraichement numérisé par la matière noire, une récente maison d’édition.

– Vérol…

– Ouais, Vérol. Un mec particulier. Un auteur qui fait un peu peur au début. J’l’avais découvert avec deux autres textes, assez incroyable, et je me suis lancé dans celui-ci avec curiosité. J’y ai retrouvé son univers : homme et femme qui s’accouple jusqu’à fusionner vraiment, jusqu’à ce que l’autre qui s’en va laisse une part de lui en toi, tout en emportant une part de toi. Troublant et poétique. Et puis la descente en enfer. Comme un parachutage en zone de combat. Un parcours initiatique à l’envers, une

destruction, une déconstruction. Jusqu’à ce qu’il ne reste rien. Rien qu’un peu de folie, un peu de désespoir, un peu de rien. Vraiment une expérience qui scie les entrailles, qui perd, qui remue, qui fait revivre.

– Vous voyez. Aucun humain n’aurait pu lire tout cela en si peu de temps.

– Pourtant, je l’ai lu !

– C’est ce que je vous dis depuis tout à l’heure : vous avez brisé le flux temporel. Vous avez agrandi une journée, permettant à ces créatures, tapies dans les limites de la réalité, de s’échapper.

– Alors, que va-t-on faite ?

– Je n’en sais rien, admet-il.

– Vous n’en savez rien ? Mais vous êtes l’Infirmier !

– Justement : je ne suis pas le Docteur.

– Damned ! m’écrié-je.

– Comme vous dites ! répond-il.

– Alors ?

– On reste planqué dans ce buisson ! J’envoie un message au véritable Docteur, et pendant ce temps… je ne sais pas moi…

– Quoi ? demandé-je.

– C’est romantique un buisson. Et puis, j’ai ma blouse dans mon sac-à-dos…

– Hein ?

Clin d’oeil aguicheur.

– Je préfère encore les Wishtu !

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